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28/05/2024

Avec l’énergie du désespoir

J’écris cet édito avec l’énergie du désespoir. Le désespoir, c’est ce sentiment qui m’envahit quelquefois face au flux massif, constant, d’appels en détresse pour des demandes de placement dans notre ferme-refuge. Vous l’ignorez peut-être, mais je vais vous révéler un secret : les demandes sont toutes les mêmes. Toujours les mêmes chiens. Malinois, Pitbull, Berger allemand. Toujours les mêmes histoires. Morsures. Propriétaire décédé. Propriétaire parti en EHPAD. Dépression du propriétaire. Chien livré à lui-même, seul, au fond d’un jardin.

Ne pas juger est la doctrine d’AVA. Plus le temps passe, plus cela m’inspire un sentiment de désespoir…

Désespoir.

C’est ce que je ressens quand je lis tous ces mails, des dizaines par jour, nous menaçant d’euthanasie : « vous êtes mon dernier espoir, si vous ne le prenez pas, il sera piqué dans 24h, le rendez-vous chez le véto est pris. »

Désespoir.

Sentiment d’impuissance face à ce flot continu qui n’en finit pas. On en sauve un, 100 autres attendent. Carrousel infernal qui joue cette marche funèbre, inlassablement, dont les paroles murmurent : « si tu ne le prends pas, il mourra ». Ça rime. L’horloge tourne, et sa vie ne dépend que de toi. Sa vie est suspendue à ta décision. Tu l’acceptes, ou tu ne l’acceptes pas. Il vit, ou il mourra.

Il y a des humains qui lisent les mails et les bouteilles à la mer. En l’occurrence, celles qui vous lisent s’appellent Alicia et Elisa (moi-même). Et cela ne nous fait pas rien, de traiter individuellement chacune des demandes de placement que l’on reçoit. On ne s’habitue jamais à la détresse humaine, on ne s’habitue jamais à avoir la responsabilité d’une vie animale entre les mains, de l’autre côté d’un écran d’ordinateur. J’ai le cœur qui se serre alors que j’écris ces lignes.

Vous imaginez, la violence que c’est pour nous de lire : « si vous ne le prenez pas, il est mort dans 24h », et ça, des dizaines de fois chaque jour ?

Parfois, ces menaces viennent des vétérinaires. C’est assez rare mais cela arrive. Ça fait encore plus mal quand on reçoit un : « Si vous ne le prenez pas, je l’euthanasie ». Je l’euthanasie. Façon édulcorée de dire : « Si vous ne le prenez pas, je le tue. » Comment peut-on écrire ça ?

Bien sûr, on aimerait tous les sauver. Bien sûr, on aimerait dire oui à chaque demande. Mais il y a l’expérience et la raison qui, heureusement, nous guident. Chaque demande, chaque histoire, chaque individu, mérite qu’on lui prête la plus grande attention. Chaque ligne d’un mail est lue. Pour l’animal qu’on découvre à travers un écran, on s’investit corps et âme, nuit et jour, on se projette, on le projette : où l’hébergerait-on ? Avec qui ? Est-ce que son état de santé le permet ? Représenterait-il une dangerosité potentielle pour nos soigneurs ? Comment adapterait-on son quotidien pour lui donner une bonne qualité de vie ? Voici quelques-unes des questions que l’on se pose systématiquement, en marge des considérations administratives que nous devons obligatoirement prendre en compte : statut de l’animal, identification, etc.

Évaluer notre capacité à accueillir un animal prend du temps. Temps que l’animal menacé d’euthanasie n’a pas forcément. Mais c’est la condition pour assurer une prise en charge raisonnée et qualitative, là où tant d’autres associations ont une logique quantitative.

Désespoir.

Souvent, les demandes de placement que l’on reçoit ne viennent pas des propriétaires. Ces derniers n’en ont même pas forcément la volonté. Alors on reçoit des mails de personnes qui connaissent quelqu’un, qui connaissent quelqu’un, dont le voisin a une cousine, dont le grand-père veut euthanasier l’animal, alors, vous comprenez, il faut agir, très vite, il y a urgence, car, vous savez, « le rendez-vous euthanasie est déjà pris ».

Il y a aussi tous ceux qui nous envoient des annonces Facebook : « J’ai vu que ce chien allait se faire euthanasier, vous pouvez faire quelque chose ? Vite car l’euthanasie est programmée ».

C’est devenu insupportable. Ceux qui nous informent de ces faits veulent bien faire. Ils veulent agir à leur niveau, nous le savons. Mais on ne peut aider que ceux qui veulent l’être, et par expérience, nous savons que si le propriétaire n’en fait pas lui-même la démarche, c’est peine perdue. Combien de fois nous sommes-nous investis pour des animaux que nous n’avons finalement pas pu accueillir parce que leur propriétaire ne le souhaitait tout simplement pas ?

Cela me rappelle l’histoire d’un Beauceron. C’était il y a quelques semaines seulement. La Toile s’était enflammée à propos de ce chien dont l’euthanasie était programmée le lendemain de l’annonce. On avait reçu des dizaines de messages nous suppliant d’accueillir ce chien. Nous ressentions une réelle pression. J’étais très étonnée par cet élan soudain pour ce Beauceron qui, hélas, n’était qu’un chien parmi des centaines de chiens dans le même cas. Je me suis dit : « tiens, pourquoi lui et pas un autre ? pourquoi, d’un seul coup, tout le monde se mobilise pour lui ? » Il n’avait rien de plus ou de moins qu’un autre chien, pourtant. Tant mieux pour lui, parce que cet engouement aura au moins eu le mérite de le sauver lui, parmi les autres.

Toujours est-il que ce Beauceron, nous avons remué ciel et terre pour le sauver. J’ai personnellement téléphoné à la dame qui avait posté son annonce sur Facebook, alors même qu’elle ne connaissait pas ce chien et avait juste voulu relayer une annonce vue sur le Bon Coin. Je suis tombée sur une dame agressive, désagréablement au possible, qui m’a bien fait comprendre que je la dérangeais et qu’elle n’avait jamais voulu recevoir autant de messages et d’appels pour ce chien auquel elle était finalement étrangère. Après moultes négociations pour obtenir les coordonnées du propriétaire, des heures et des heures passées à organiser son arrivée à la ferme-refuge AVA, il s’est avéré que ce dernier n’a jamais voulu nous le céder. Il dit avoir trouvé un autre refuge. Que de temps perdu. Temps qu’on aurait pu consacrer à d’autres animaux. Peut-être que pendant que j’essayais de sauver ce Beauceron en vain, d’autres chiens sont morts. Peut-être, ou peut-être pas. Comme quoi l’affolement sur les réseaux sociaux peut aussi être contreproductif dans certains cas.

Le pire ? Ce sont les mails reçus après : « Il paraît que vous n’avez pas voulu accueillir le Beauceron. Honte à vous ! »

Désespoir.

C’est aussi ce que je ressens lorsque je constate les échecs des autres associations. Elles sont si nombreuses celles qui, pensant bien faire, croient sauver des animaux à coups de saisies, pas toujours faites dans les règles d’ailleurs, mais qui se retrouvent démunies. On prend un animal mais on ne sait pas quoi en faire. Une famille d’accueil qui se désiste au dernier moment, un refuge qui refuse l’accueil, un animal qui n’a pas le comportement attendu… et c’est le drame. Vouloir sauver un animal, c’est bien, mais s’assurer de savoir où le mettre en fonction de ses besoins et de sa personnalité, c’est bien mieux. Combien de fois sommes-nous sollicités, à AVA, pour venir en aide aux associations qui ne sont pas allées au bout de leur sauvetage ? Retirer un animal de son lieu de vie, si c’est pour ensuite le menacer d’euthanasie faute de structure pour l’accueillir, est-ce que cela a bien un sens ? Prendre en charge un animal pour finalement se rendre compte qu’on n’est pas capable de s’en occuper, est-ce que cela a bien un sens ?

Cela me rappelle le souvenir amer de la Présidente d’une association qui, un soir, m’avait appelée en larmes pour me supplier d’accueillir à AVA le chien qu’elle venait de saisir à un particulier, en toute illégalité et en l’intimidant. La famille d’accueil du chien saisi s’était désistée, et la Présidente m’a alors littéralement fait un chantage au suicide : “Là je suis en voiture, si vous ne prenez pas ce chien, je me fous en l’air contre un arbre.”

Il y a aussi tant d’associations qui captent toute la lumière en mettant en avant leurs « sauvetages » sur les réseaux sociaux comme s’il s’agissait d’un divertissement, d’une machine à buzz. Il y a aussi toutes ces associations animées par la haine et la colère, qui ne font que dénoncer à tout bout de champ mais qui jamais rien ne proposent.

Mais où sont-elles, ces petites associations, petites par la taille mais grandes par l’Action, qui vont ensuite s’occuper de ces rescapés, parfois durant toute leur vie ?

Désespoir.

C’est bien moins que ce que je ressens lorsque je pense à toutes ces associations qui se permettent « un tri à l’entrée » pour ne pas s’encombrer de chiens difficiles, ou de chats inadoptables. C’est aussi moins que ce que je ressens lorsque je pense à celles qui euthanasient des animaux, sous prétexte qu’un animal non adoptable n’a pas à exister.

La liste pourrait être encore longue. Au quotidien, j’ai mille raisons de me laisser envahir par le désespoir et de pousser des cris dans la tempête. Ce n’est pas l’envie qui m’en manque.

Mais l’énergie, je la puise dans tout ce que nous réussissons. Dans toutes nos victoires. Dans chacun des souffles de ces animaux qui, si nous n’avions pas été là, auraient expiré une dernière fois. Je la puise dans leurs regards, dans leurs plaisirs, dans ce qu’ils expriment et dans ce qu’ils sont sans qu’on n’attende rien d’eux. Nos protégés ne sont que des gouttes d’eau dans l’océan, mais ils sont surtout les étoiles qui guident des naufragés.

Elisa Gorins
Directrice générale

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