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18/01/2023

L’animal-machine qui nous nourrit

Il y a cette blague que l’on entend parfois aux abords des écoles : les enfants croiraient qu’un poisson dans la mer, c’est carré avec de la panure autour, comme celui qu’ils voient à la cantine. Ça peut faire sourire, mais aussi faire pleurer. Car à force de transformations opérées par l’industrie qui nous nourrit, ce que l’on mange (l’aliment) se déconnecte du produit brut (l’être vivant qui le produit).

Et ce sont nos exigences de consommateurs capricieux qui entretiennent cette tendance : du prix ! de la quantité ! de la disponibilité ! Alors les fabricants rivalisent d’ingéniosité pour gagner en rendement, ce qui donne lieu à d’effroyables pratiques d’élevage et de pêche. Terrifiant exemple récent de cette course effrénée : l’immeuble aux 650 000 cochons qui vient d’être inauguré en Chine.

Le plus grand élevage de cochons du Monde

Un « hôtel à cochons » sur 26 étages, 25 000 porcs par étage, présenté ici sur fond de musique de sitcomDes échelles qui nous empêchent même de ressentir de quoi on parle. Déjà qu’une ferme aux mille vaches en France ça sonne comme une blague. C’est bien réel, et on est (horrifiquement) proches de Okja, film dans lequel des industriels sans pitié optent pour la stratégie du cochon géant.

Pour la petite histoire, cette méga-porcherie a ouvert ses portes (ou plutôt les a fermées sur les cochons) dans les environs de Wuhan… Wuhan, là où le premier cas de COVID 19 humain a été déclaré, sur un marché aux animaux vraisemblablement peu scrupuleux. L’occasion de rappeler les risques sanitaires associés aux hyperconcentrations d’animaux, à la sélection génétique ou aux brassages sauvages.

Plusieurs usines de ce type existent déjà en Chine, et d’autres sont en projet, pour remplir les estomacs toujours plus gourmands du pays avec un modèle d’élevage sous cloche qui résisterait mieux aux épidémies (la peste porcine africaine a décimé le cheptel chinois). Sauf que ce modèle intensif, automatisé et pseudo-stérile ne parviendra jamais au contrôle total qu’il ambitionne. Et passée l’euphorie des gains financiers et de l’orgie de ressources, les effets risquent bien de se révéler contre-productifs (vous reprendrez bien une crise sanitaire ?)

Un banal immeuble d’habitation ? Non, un camp de concentration pour 650 000 cochons.

La Chine : la fin justifie les moyens

Sans aucune volonté de stigmatiser la Chine, force est de constater que collectivement, via les grands projets de son (unique) parti, l’Empire du Milieu offre un beau panorama de dérapages en matière de bien-être animal et d’environnement. Assez logique en somme : dans un pays où les droits de l’Homme sont un concept tout relatif, on comprend que les animaux soient mal barrés.

Dans une guerre froide qui ne dit pas son nom, l’ogre chinois veut conserver son rang de première puissance mondiale et ne lésine pas sur les moyens. De l’automobile au textile, de l’électronique aux produits manufacturés. En passant par notre thème du jour : la science, la zootechnie et l’ingénierie agroalimentaire. L’art d’étudier le Vivant pour mieux l’asservir. 

L’animal-machine

Cette actualité cristallise l’idée d’anthropocène, ère d’importance géologique que nous sommes parvenus à créer en quelques dizaines d’années seulement. L’humain contre le reste du monde. Homo sapiens (« sapiens » = intelligent, sage, raisonnable) s’autorise tout et s’affranchit des questions qui pourraient se dresser sur le chemin de la productivité. Exit le bien-être animal, l’éthologie ou l’éthique médicale. Place au gain moyen quotidien, à l’intervalle vêlage-vêlage et aux taux de mortalités tolérés.

Quelques exemples de l’animal-machine, réduit à l’état de vulgaire chose : les ours producteurs de bile coincés dans de minuscules cages, les macaques rendus malades puis clonés par « génie » génétique, ou encore les cochons génétiquement modifiés pour ne pas grandir et faciliter l’expérimentation en laboratoire.

Mais la Chine aux grandes dents n’a pas le monopole de la cruauté. Partout dans le monde, y compris en France, on pratique la pêche de masse, l’élevage de poissons en bassins, celui de lapins en cage ou encore l’expérimentation animale. Des pratiques irréelles qui ne relèvent hélas plus de la dystopie : la science-fiction d’hier constitue la réalité de demain, pour le meilleur comme pour le pire. 

Le bien-être animal à deux vitesses. Ou trois. Ou quatre.

Si ces pratiques parviennent à naître et perdurer, nous y sommes aussi pour quelque chose. L’animal-machine existe parce que nous le laissons, « matrixés » par nos habitudes et notre confort. Complices des industries, états et laboratoires, nous compartimentons de manière étanche des concepts qui sont en fait en lien direct : bien-être animal et alimentation, médecine et expérimentation, confort et énergie. Une même personne peut s’émouvoir devant une vidéo Insta d’un chien perdu qui retrouve son maître, tout en engloutissant un jambon beurre au bien triste parcours de fabrication.​

Ces silos sont bien pratiques, car si on accepte de fusionner ces thèmes si intimement reliés, on s’expose à coup sûr à des questions morales fort encombrantes. On n’aime ni la mort ni la souffrance, mais c’est plus simple de ne pas se poser la question. Alors feindre l’ignorance, l’entretenir l’air de rien, c’est se protéger de désagréables dissonances cognitives. Avec l’inflation, la guerre en Ukraine, les enfants, la fin de mois à boucler, on ne va pas se rajouter un truc en plus. Le problème c’est que notre apathie participe à donner naissance à ces « hôtels à cochons ».

00h37, sortie de bar, je meurs de faim. Je mange le burger ou pas ?

Le vivant nous nourrit

Rappelons que la quasi-totalité des aliments que l’on ingère sont constitués de matière organique produite par des êtres vivants (animaux, végétaux, champignons, algues). Gardons ça en tête à la prochaine bouchée que l’on avale, puis à la suivante. Et à notre prochain achat à la supérette, se demander : « d’où vient-il ce produit, est-il propre ? », « qu’est-ce que c’était avant d’être de la viande (ou plutôt qui ) ? ». Ça réclame de l’effort et nous force à faire une croix sur des plaisirs alléchants (ce mega burger bacon après une soirée arrosée), mais ça a son importance et ça nous reconnecte à ce qu’on mange.

J’aime bien l’idée de transcrire à la consommation la pleine conscience prônée par certaines écoles de méditation : être dans l’instant présent d’abord, mais aussi prendre pleine conscience de ce que l’on mange, de la chaîne d’évènements qui a amené mon repas sur la table. Les Japonais ont un mot pour ça, qu’ils prononcent au début d’un repas :  itadakimasu.

Tout de suite quand on laisse la tête et les pattes sur un poulet, ça prend une autre dimension.

Respect des animaux : il n’est jamais trop tard

Gandhi a célèbrement dit que l’on juge de la grandeur d’une nation à la façon dont elle traite ses animaux. J’ajouterais humblement que c’est plus largement de l’espèce humaine dont on peut juger de la grandeur, à la manière dont elle traite tout ce dont elle a pu prendre le contrôle (animaux, environnement, océans). Et le bilan n’est pas glorieux.

Mais ironiquement, c’est par cette intelligence supérieure qui fait de nous l’espèce la plus dangereuse du monde que pourra aussi venir du mieux. Notre capacité d’abstraction, notre créativité, notre industrie (au sens historique et vertueux) nous permettent aussi de nous interroger sur nos travers, d’innover et de les corriger. Comme disait un grand philosophe « avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités ». En fait c’est une phrase dans Spiderman, mais j’aime bien. 

Erwan Spengler

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