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24/03/2022

Quand on consomme du lait, on consomme des veaux

Ça n’est qu’en 2018 que j’ai vraiment pris conscience du triste sort qui est réservé aux veaux laitiers. Cela faisait alors 10 ans que j’étais vétérinaire, et plusieurs années que j’évoluais dans le secteur agroalimentaire. Il est fascinant d’observer l’ampleur des angles morts cognitifs dont on peut être frappés, anesthésiés par notre culture et notre mode de vie.

Un réveil tardif

A cette époque pourtant, je me serais volontiers qualifié de consommateur informé, et même d’entrepreneur engagé : je démarrais un projet d’abattoir mobile pour bovins et porcins, avec pour objectif d’épargner aux animaux l’implacable séquence de mise à mort qui leur est aujourd’hui imposée : délocalisée, longue, violente et sans âme.

Cet automne-là, c’est lors d’un échange avec des confrères que cette phrase claqua : « De toute façon, tant que l’on voudra manger des yaourts, il faudra accepter de sacrifier des veaux ». Cette sentence – car c’est ainsi qu’elle sonna à mes oreilles – était prononcée informellement, comme une banalité, mais c’est bien comme un éléctrochoc que je la reçus.

L’œuf ou la poule ? Par-delà son usage rhétorique, voire métaphysique pour les plus inspirés, cette question proverbiale nous rappelle que de la poule et l’œuf, l’un ne va pas sans l’autre.

Eh bien cela vaut aussi pour le veau, la vache et le lait (non, ce n’est pas une fable de La Fontaine). Sans la naissance d’un nouveau-né, la vache n’entre pas en lactation – ni aucun autre mammifère d’ailleurs. Sans veau pas de lait, ni, vous l’avez compris, de la myriade d’aliments qui en sont dérivés : yaourts, beurre, fromage, mais aussi poudre de lait, ce « lait caché » tant utilisé par l’industrie agroalimentaire (gardons si vous le voulez bien la question de son utilisation, et de la production d’articles hypertransformés et suremballés qu’elle permet, à une autre fois !)

Retenons une chose : la production de lait repose sur leur cycle de reproduction de la vache, et plus spécifiquement sur la perpétuelle mise-bas de veaux. On parle ici de plus de 2 300 000 naissances de veaux en 2020, et plus de 4 millions de vaches à qui l’on impose la tâche ô combien intensive et épuisante de la sécrétion lactée (chiffres FranceAgrimer). Ce sont tous ces animaux – autant de mammifères supérieurs sensibles et intelligents, rappelons-le – qui nous permettent de satisfaire chaque jour notre appétit pour les produits laitiers.

Angles morts

Bien qu’intuitive, peut-être même triviale direz-vous, cette réalité me semble inaccessible à nos considérations quotidiennes de consommateur, et c’est pour cela que j’en parle ici.

« Comment la vache fait-elle pour produire du lait ? Et comment le fait-elle en continu, année après année ? » : c’est une question qu’il parait logique de se poser, et dont la réponse apparaît d’autant plus évidente si on la transpose à notre espèce : « – Comment la femme fait-elle pour produire du lait ? » En donnant naissance à un enfant.

Il y a beaucoup de réalités de notre vie que l’on ignore, des pans entiers qu’on occulte, sans forcément le vouloir d’ailleurs : ce sont nos angles morts cognitifs. Qu’ils prennent naissance dans notre culture ou nos habitudes, ils sont bien là et on ne voit pas ce qu’ils masquent.

Le concept pas clair de la viande blanche

A la lecture de ces lignes, vous m’aurez certainement devancé : « Mais alors tous ces veaux qui naissent chaque jour, que deviennent-ils ? ». Et là, nous levons le voile sur un sujet difficile mais essentiel, car il en est un de plus qui nous met face à nos responsabilités de consommateur.

La destinée d’un veau laitier (entendre par là veau né sur une exploitation laitière) est scellée dès la naissance, bien avant même, en particulier si c’est un mâle. Issu de le plus souvent de races bovines hypersélectionnées pour « cracher du lait », mais justement incapable d’en produire, le veau mâle a la malchance de naître dans une filière qui ne veut pas de lui, et le traite avec guère plus d’égards qu’un co-produit encombrant.

A sa naissance, il a – dans le meilleur des cas – le droit de téter le premier lait de sa mère (le colostrum). Après quelques heures (24 à 48 heures en général) il en est définitivement – et brutalement – séparé, puis isolé. Cet isolement dure plusieurs semaines, pendant lesquelles le veau ne boira que du lait au biberon ou au seau, confiné seul dans une case de quelques mètres carrés au maximum.

Autour de 3 semaines, il sera vendu à une entreprise dite d’intégration, dont le but est de le « valoriser » de façon intensive et rapide. Les veaux (rappelons qu’ils sont encore des nourrissons de moins d’un mois) sont ramassés, chargés et déchargés à plusieurs reprises, manipulés, triés, et exposés froidement à des environnements et congénères inconnus. Ils sont pour beaucoup d’entre eux directement exportés vers d’autres pays, subissant des transports longs et douloureux.

Leur destination : des bâtiments fermés, sans accès à l’extérieur, où ils seront nourris de lait en poudre et mélanges fibreux industriels. Notons l’ironie de cet usage, puisque du lait entier, riche – et déjà réchauffé ! –  est disponible au pis de sa mère dès la naissance. Les cases spartiates et exiguës qu’ils occuperont leur empêcheront de s’épanouir et d’exprimer leurs instincts, ce qui génère de nombreux comportements erratiques (mâchonnages, mutilations, séquences stéréotypées).

Pour produire la viande très claire dont on nous a – à tort – convaincus qu’elle était signe de qualité, ils seront volontairement anémiés (carencés en fer par une alimentation savamment appauvrie – rendus malades en somme), et leur exercice restreint. Ils seront abattus entre 4 et 5 mois, bien loin de l’âge naturel du sevrage, sans avoir jamais mâché un brin d’herbe –principal aliment que les herbivores qu’ils sont devraient consommer dès quelques semaines de vie.

Tout ça, c’est ce que l’on appelle la filière veau de boucherie. Mais c’est en fait bien de la filière laitière qu’il s’agit, car elle n’en est qu’un prolongement. Un versant de la filière laitière qui « traite » de façon impitoyable tous ces animaux surnuméraires, dont la naissance – rappelons-le – nous permet de boire du lait.

Notons que ce schéma vaut aussi dans les exploitations certifiées Agriculture Biologique. Il n’est pas question de jeter ici l’opprobre sur les sincères efforts que font la plupart des éleveurs qui se convertissent à des modes d’agriculture plus vertueux : c’est malheureusement le modèle même de la filière laitière, l’organisation de cette production à grande échelle, qui est responsable du sort des veaux laitiers.

Une réponse pour mille questions

Comment consommer des laitages plus éthiques ? Quel modèle d’élevage laitier pourrait davantage respecter le bien-être animal ? Les vertus nutritionnelles du lait (ah le calcium !) n’existent-elles pas dans d’autres aliments ?

La lecture de ce billet apporte certainement plus de questions que de réponses. Car quand on décide de s’intéresser à un thème aussi grave – et pourtant si central – que nos consommations de produits d’origine animale, il apparait en cascade toute une série d’interrogations, pas toujours confortables tant elles ont la fâcheuse tendance de challenger nos valeurs.

Mais n’est-ce pas une bonne chose ?  Il me semble que c’est en s’interrogeant toujours plus, avec une honnêteté certes susceptible d’éveiller d’inconfortables – mais salutaires – dissonances cognitives, que nous pouvons nous placer en pleine conscience des conséquences de nos consommations. Et par là même, je le crois, mieux consommer.

Erwan Spengler

A propos de l’auteur :

Vétérinaire de formation, j’ai pratiqué quelques années en clinique auprès des animaux de compagnie. Je me suis ensuite tourné vers l’entrepreneuriat, avec toujours à cœur d’innover et de sortir des usages convenus. C’est ainsi que j’ai monté deux entreprises agroalimentaires en lien avec le manger sain et le bien-être animal. Amoureux de la Nature, attaché à la responsabilisation et la cohérence de nos modes de vie, je suis depuis plusieurs années l’aventure AVA, porte-parole libre et expert des animaux oubliés de notre société.

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